samedi 3 mai 2014

À Perdre la Raison (Joachim Lafosse)

Ici, Joachim Lafosse fait référence au drame de Nivelles (Belgique). Un fait divers épouvantable, au terme duquel une mère de famille dépressive égorgea ses cinq enfants avant de rater son suicide.
L'adaptation est libre. Aucun protagoniste de l'affaire n'a été approché. Les faits ont été revus ainsi qu'expurgés de quelques zones d'ombre restantes (la référence à Judas sur le miroir ou le don des bijoux à une "amie", par exemple).

Mounir (Tahar Rahim) et Murielle (Émilie Dequenne) sont jeunes et amoureux. Leur complicité, leur bonheur et leur beauté crèvent l'écran. Ils se mangeraient. Ils sont filmés avec empathie. On a le sourire tout le temps. Tout va très vite, ils décident de se marier, et ce malgré les conseils du Docteur Pinget, André, le père adoptif de Mounir, qui vit sur le même palier. Jamais loin donc, et très lié au jeune garçon, André est un soutien de tous les jours pour le couple. Il paye les factures, prête son 4x4, dîne avec eux régulièrement, mais pas que; il les accompagne, les conseille, les oriente. Une chance inouïe pour les deux tourtereaux.

Jusqu'ici, tout va bien...

Murielle tombe enceinte. Les choses s'accélèrent et André, de fait, prend encore plus d'importance. Le couple a besoin de lui, à tel point que lorsqu’il leur propose de partager à quatre son bel appartement, la question ne se pose même pas. La cohabitation est une réussite. Ils s'entraident et se supportent très bien, car André demeure discret et bienveillant.
Globalement filmés d'assez près, les personnages font authentiques et témoignent du parti pris très réaliste de l'auteur. On pense à Asghar Farhadi.
André est intriguant. Il fascine, même. On se demande bien quel est son passé (colon?) et ce que tout cela lui apporte. Il est mystérieux, et ne se livre jamais. On avance à l'aveugle avec lui, si bien que les rares fois où la caméra prend ses distances, et qu'on le voit entièrement, on frissonne, on est mal à l'aise, et on angoisse à l'idée de ce qu'il pourrait faire ou dire. Une sensation de stress. Il est très opaque. On sait juste qu'en retour, il attend une certaine loyauté de la part de Mounir. Il préfère tout laisser tomber plutôt qu'être écarté. Il ne veut surtout pas d'une situation intermédiaire.


Là aussi, ça va encore...

Les choses vont considérablement changer au moment de la naissance du deuxième enfant. Tous se marchent dessus, le logement est trop petit. Contrairement à Mounir, Murielle ne peut plus travailler et commence à étouffer. Les disputes se répètent. Il faut partir. Au Maroc, comme le propose Murielle? Non, ce sera en banlieue, dans une grande maison, comme le souhaite André. L'influence néfaste du docteur sur Mounir, palpable, ne faiblit jamais si bien que, dès à présent, deux clans se forment. Les mecs de la maison se méfient d'elle, de son jugement. Pour eux, elle fait des histoires alors qu'elle devrait juste se réjouir de ne manquer de rien.

La journée, Murielle se retrouve seule, avec ses quatre enfants (une vraie poule). Elle végète, s'égare, s'oublie même. Pas d'amies, ni de mère disponible, juste une sœur sans gêne qui n'est d'ailleurs plus la bienvenue depuis qu'elle a osé poser une question personnelle à André... Ah si, elle voit une psychiatre, quand même. Un peu. Elle prend quelques cachets...
Elle est maltraitée, rabaissée, délaissée, humiliée, jugée. Elle n'ose plus parler à son mari. Elle sait de toute façon qu'André finira par l'apprendre et qu'il prendra les décisions. C'est un cercle vicieux.

La vraie. Clique et tu te croiras dans Détective...
Au fond, les seuls moments pendant lesquels elle peut souffler sont ceux passés au Maroc, dans la famille de Mounir. Là-bas, elle est bien traitée, bien accueillie, et notamment par une belle-mère reconnaissante, simple et affectueuse. Là-bas, on la remercie, on la trouve belle et on lui dit, on la gâte; elle a l'impression d'exister. Là-bas, elle n'est pas seule contre tous, les clans s'estompent. Elle a du soutien, et même des épaules pour pleurer. Elle en oublie même de prendre ses anti-dépresseurs. Mais, dans un environnement aussi fragile, évidemment, chaque aléa (comme quand la belle-mère doit abréger ses vacances pour des raisons de santé) devient une bonne raison de rechuter, toujours plus violemment. Comme dans la voiture, une scène de trois minutes, au cours de laquelle on la voit s’effondrer au volant. Émilie Dequenne y donne absolument tout. Elle s'oublie. Elle est bouleversante. Magistrale.


À ses côtés, Tahar Rahim, toujours aussi juste, n'est pas qu'un faire-valoir; il parvient à proposer quelque chose de fort, complexe et vrai. Enfin, Niels Arestrup, avec la retenue qu'on lui connaît, réussit encore une fois à faire des miracles. Il est calme, posé, doux mais, dès qu'il lève la voix, on entend les mouches voler. Trois grands acteurs.
Un film choc, servi par de grands acteurs et une mise en scène aussi sobre que pertinente. Le drame n'est que suggéré car perçu comme une conséquence. Sûrement un bon choix lorsqu'on connaît les conditions réelles du massacre (voir lien plus haut).

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